- SUÈDE - Le modèle suédois en question
- SUÈDE - Le modèle suédois en questionSuèdeIngvar Carlsson a annoncé, en août 1995, qu’il abandonnerait ses fonctions de Premier ministre et de président du Parti social-démocrate. Il s’agissait de préparer la relève en vue des élections de 1998 pour lesquelles le chef du gouvernement suédois ne se sentait plus en mesure de renouveler le succès d’octobre 1994. La baisse constante de popularité des sociaux-démocrates, depuis lors, traduisait le sentiment, chez sa clientèle électorale, d’avoir eu à suivre des options qu’elle n’avait pas choisies. C’était l’état-major du parti qui avait imposé, en particulier, la candidature d’adhésion à l’Union européenne dont la Suède fait partie depuis le 1er janvier 1995; l’austérité budgétaire qu’impliquait ce choix devait fortement amputer les bienfaits de l’État-providence.Sauver ce qui reste du “modèle suédois” s’apparente à une “mission impossible”. Les bénéficiaires de ce dernier, ce qui peut surprendre, n’ont que rarement conscience d’un tel modèle. Le grignotage progressif des prestations sociales n’a pas été perçu en Suède comme un signe avant-coureur de la fin du système. Sa pérennité paraît assurée, ne serait-ce que par la force de l’habitude et en raison de l’attachement profond dont il est l’objet. Les partis de centre droit (dits “bourgeois”), lorsqu’ils reprirent le pouvoir en 1976 après une éclipse de quarante-quatre ans, le maintinrent dans son intégralité. Il fallut les rigueurs de la récession pour qu’ils décident certains aménagements en 1991, après un deuxième retour au gouvernement. Dès le début des années 1980, toutefois, les milieux patronaux menaient le combat contre ce régime dont ils dénonçaient le coût excessif.La Suède, à travers ce modèle, souffre aujourd’hui de ce qui fait son originalité dans le monde occidental, qui est de placer l’homme avant les contraintes financières. Un luxe qu’autorisait un comportement exemplaire sur le plan économique depuis le début de l’ère industrielle. Plusieurs de ses entreprises, telles que Volvo, A.B.B., Ericsson, Electrolux et Saab-Scania, ont acquis une dimension mondiale, alors que la population du pays n’atteint pas sept millions d’habitants. Les P.M.E. suédoises ont une forte présence à l’étranger. Cette réussite a été, sous l’aiguillon de l’action gouvernementale, mise au service d’une certaine morale sociale. Les préoccupations écologiques et une importante aide publique au développement sont d’autres aspects de cette aptitude à la solidarité.Ce modèle n’a pas seulement été mis en cause par les contraintes financières de cette fin de siècle. Il a également souffert des rigidités liées à ses origines politiques: pour l’essentiel, il a été conçu par le Parti social-démocrate et la centrale syndicale L.O., qui lui est étroitement associée. Leurs dirigeants ont eu tendance à en faire “leur chose”, négligeant les changements intervenus, tant dans la société suédoise que dans l’environnement international, qui invitaient à des adaptations du système.État-providence et pacte socialComme l’a remarqué Lennart Nyström, économiste du syndicat suédois S.I.F. (employés et techniciens de l’industrie), “il existe autant de définitions du modèle suédois que d’auteurs ayant abordé le sujet”. Bo Rothstein, professeur au Centre suédois de recherche sur le travail, estime que l’État-providence universel, du “berceau à la tombe”, est “une des composantes critiques du système”. Les mesures adoptées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ont eu pour dénominateur commun la volonté de réduire les écarts entre les salaires et d’améliorer la répartition des richesses. Par extension, certains aspects innovateurs de la société suédoise, concernant notamment l’organisation du travail ou les mesures en faveur de l’égalité des genres, ont été considérés comme des parties intégrantes de ce modèle.Dans le domaine de la production et du travail, le dispositif repose sur la concertation des partenaires sociaux et leur coopération à partir des objectifs précédemment reconnus et admis. La première manifestation formelle en fut l’accord conclu en 1906 entre les syndicats et le patronat. En l’absence d’une loi consacrant le droit d’association pour les travailleurs, les employeurs admirent celui-ci, en échange d’une reconnaissance par les syndicats de leur droit souverain d’embaucher et de licencier le personnel. Le respect de ce pacte fut facilité par le fait que les organisations ouvrières de ce pays, contrairement à leurs homologues de France, de Grande-Bretagne ou d’Italie, ne mettaient pas l’idéologie politique en tête de leurs préoccupations. Leurs alliés sociaux-démocrates, avec leur assentiment, ont constamment veillé aux intérêts de la libre entreprise. Le gouvernement n’allait dès lors intervenir qu’avec les instruments de la politique monétaire et budgétaire pour assurer la compatibilité entre la croissance et le plein-emploi.Le principal architecte du système a été Gustav Möller, qui fut ministre des Affaires sociales de 1924 à 1951 (avec une interruption entre 1926 et 1932). Il a fait adopter le modèle de protection sociale dit universel qui, en usage surtout dans les pays scandinaves, se distingue par son ampleur et sa portée, du modèle dit résiduel en vigueur dans la plupart des autres pays industrialisés. Le premier est plus ambitieux, notamment par la proportion des ressources qu’il mobilise, par le nombre de citoyens qui en bénéficient et par le montant des prestations. Le rôle de l’État y est prédominant pour la gestion et la mobilisation des ressources. La contrepartie est l’effort que le système implique, aux dépens de la consommation privée: la Suède est le pays de l’O.C.D.E. où les recettes fiscales représentent le plus grand pourcentage du P.I.B. (53,3 p. 100 en 1994).L’amenuisement des ressourcesLa réussite et le déclin du modèle suédois semblent liés à la faculté d’intégration économique du pays au reste du monde. L’âge d’or en aura été la quinzaine d’années achevées au milieu des années 1960. Une dévaluation d’environ 10 p. 100 avait permis, en 1949, de rétablir la compétitivité des exportations. Le marché intérieur demeurait protégé, et le surcroît de demande généré par les augmentations de salaires et la mise en place des divers programmes de protection sociale ont contribué à la prospérité nationale. Les industriels en ont profité pour investir en vue de gains de productivité. Comme dans la plupart des pays développés, la formation brute de capital fixe, en proportion du P.I.B., a culminé vers la fin de cette période. Les entreprises, devenant plus soucieuses de résultats à court terme que de croissance interne, n’ont alors pas hésité à placer leurs disponibilités dans des instruments financiers à haut rendement. La crise bancaire du début des années 1990, après l’éclatement de la bulle immobilière, a été la sanction la plus spectaculaire de cette politique.Face à la concurrence extérieure, les exportations de la Suède sont devenues plus sensibles aux écarts de coûts, donnant une importance nouvelle au problème de l’évolution des salaires et poussant à la délocalisation des activités – une question qui ne se posait pas à l’époque où le pays exportait surtout des matières premières.La période qui s’est ouverte avec la fin des années 1960 a marqué à la fois la vitalité et la fragilité du modèle suédois. La dégradation des conditions de travail et la révolte contre le taylorisme ont constitué un phénomène général en Europe, mais le mouvement s’est généralement émoussé en raison de la montée du chômage qui a suivi le premier choc pétrolier. La Suède a fait exception à cet égard, et un projet de réforme inspiré par les travaux de Einar Petter Thorsrud, professeur de psychologie sociale à l’université d’Oslo, fut lancé par la confédération patronale S.A.F. Intitulé Les Nouvelles Usines, ce projet préconisait l’abandon de la fragmentation des tâches et le travail à la chaîne au profit d’une restructuration autour de groupes autonomes et responsables de leurs tâches.L’application de ces idées dans les usines Volvo de Kalmar (inaugurée en 1974) et d’Udevalla (ouverte en 1989) a eu un grand retentissement dans le monde, mais ces deux installations, en dépit d’une productivité élevée, devaient fermer en 1993 et 1994 respectivement, victimes de la surproduction. Les syndicats, qui avaient approuvé l’expérience, ont dû finalement accepter son interruption. Ils n’étaient pas préparés à aborder les problèmes posés par l’existence dans ces ateliers novateurs d’un nouveau type de travailleur, le medarbetar (coproducteur), à la fois col bleu et col blanc.D’autres réformes du processus de production ont été entreprises ailleurs, avec notamment le programme T50 de la société A.B.B., visant à la satisfaction des besoins du client par le raccourcissement du temps de cycle (c’est-à-dire la réception d’une commande et l’expédition du produit). Parallèlement, l’État a créé un Fonds pour l’amélioration des conditions de travail. Toutes ces initiatives témoignaient du souci suédois de renouveler et d’enrichir le modèle social; mais, dans le même temps, les contingences économiques et financières semblaient se liguer pour le condamner.Au cours de la période faste, l’internationalisation de l’économie suédoise s’est appuyée sur une forte compétitivité et a été génératrice d’emplois. Mais, progressivement, vers la fin des années 1980, les implantations à l’étranger, qui suivaient une logique de rentabilité financière, se sont traduites par une diminution relative de la masse salariale.Parallèlement, le capital étranger, principalement européen, s’est investi dans les grands groupes industriels suédois, selon une recherche de rendement financier. Au début des années 1990, on était loin de l’époque où quinze grandes familles suédoises régnaient sur l’industrie et la finance du pays, en s’efforçant d’assurer la stabilité par la conclusion de contrats sociaux. Le système suédois de protection sociale allait devoir faire face à un contexte économique bien différent de celui qui lui avait permis de s’épanouir.Les dirigeants de la gauche n’étaient plus d’accord entre eux sur la façon de résoudre les contradictions, à l’exception d’une importante réforme fiscale menée en 1990. La lutte interne, connue sous le nom de “guerre des roses”, a commencé à la fin des années 1980 et a conduit à la victoire des conservateurs en 1991. Ceux-ci ont tenu compte du contexte économique nouveau. Appliquant le slogan du “changement de système”, ils ont entrepris d’assouplir les règles de licenciement et de favoriser le travail intérimaire; ils ont aboli le droit que la loi de 1977 sur la codétermination dans les entreprises avait conféré aux syndicats de contester le recours à la sous-traitance. De retour au gouvernement en 1994, les sociaux-démocrates n’ont pas pu revenir sur ces décisions. Le nouveau gouvernement d’Ingvar Carlsson a, au contraire, été contraint à des ajustements drastiques des finances publiques, en vue de réduire le déficit à 118 milliards de couronnes pour les élections de 1998. L’indemnisation des chômeurs, l’assurance-maladie, les allocations familiales n’ont pas été épargnées par cette rigueur. La stabilisation monétaire impliquée par l’évolution vers l’Union européenne empêchait désormais de recourir au moyen, propre au modèle suédois, de maintenir le chômage à un bas niveau: il consistait jusqu’alors à laisser la hausse des prix éroder les salaires réels lorsque le nombre de sans-emploi devenait excessif.Dans son rapport de 1995 sur l’économie suédoise, l’O.C.D.E. résumait ainsi la situation: “La forte pression fiscale et la générosité du système de sécurité sociale infligent à l’économie des pertes d’efficience qui pourraient être très lourdes en décourageant le travail et l’épargne, écrivent les auteurs, cependant que l’efficience interne de la production des services publics, où la discipline des forces du marché est largement absente, est sérieusement mise en doute.”La fin du dogmatismeMenacé par l’amenuisement des ressources qui lui sont nécessaires, le modèle suédois est tout autant victime de la désaffection du public à l’égard de sa gestion. Le Parti social-démocrate, qui en a été le créateur, a fini par s’identifier à la fonction publique et n’a pas su prendre les virages qu’exigeait l’évolution de la société, dont les changements étaient eux-mêmes, en partie, le fruit du modèle. Ce facteur a contribué à la défaite électorale de la gauche en 1976. Cette dernière était d’autant plus enracinée dans ses convictions que le système suédois repose sur le principe de prestations répondant aux normes de qualité les plus élevées (“Il n’y a que le meilleur qui soit assez bon pour le peuple”, disait Gustav Möller). Ces prestations sont assurées essentiellement, dans tous les domaines, par le secteur public. Les gestionnaires ne se sont guère embarrassés des considérations de coût, si bien que, lorsque les contraintes budgétaires sont devenues sensibles, dans les années 1980, des pénuries sont apparues. Les premières ont affecté les garderies d’enfants. Pour faire obstacle aux pressions de l’opposition, le gouvernement social-démocrate, avec l’appui du syndicat des employés municipaux, a fait voter en 1984 une loi interdisant les subventions aux garderies privées. Cette mesure fut atténuée ultérieurement au profit des garderies coopératives, mais la gauche n’était plus en mesure de garantir l’engagement cher à la société suédoise de permettre aux femmes de travailler tout en ayant des enfants. Le même déficit de prestations est apparu dans le régime d’aide et de soins aux personnes âgées. L’inadéquation entre promesses et réalités tenait au fait que les maîtres du système ont pris parti pour les gestionnaires, contre les usagers. Ce choix allait à contre-courant d’une évolution nouvelle dans la société suédoise, notamment chez les jeunes, en faveur d’une conception individualiste de la vie.Sans invalider a priori le modèle suédois, ces difficultés reflètent l’incompatibilité entre un système de société volontariste et le pragmatisme propre au régime libéral. La plus grande sélectivité des prestations, rendue inévitable par la rigueur budgétaire, doit logiquement conduire à des possibilités de choix élargies pour les bénéficiaires. Cela implique l’entrée des prestataires privés dans le système.La mise en cause du modèle suédois a suggéré à certains commentateurs la nécessité d’un renouvellement de la “philosophie” syndicale dans ce pays. D’autres ont préconisé une refonte du dispositif dans le cadre de la Charte sociale envisagée pour l’Union européenne.Ce que Jean-Pierre Durand a appelé la “fin du modèle suédois” est devenu un thème à la mode. Plusieurs considérations invitent à une certaine réserve. La contrainte financière qui le menace n’est pas propre à la Suède, pas plus que la mise en cause du monopole public de prestations essentielles, telles que l’assurance-santé ou les retraites. Plus positivement, la Suède demeure une source d’inspiration pour l’évolution de la société dans les domaines, notamment, de l’organisation du travail et de la condition féminine. Le modèle suédois n’apparaît sur sa fin que dans ses aspects dogmatiques et dans la volonté qu’il traduit d’ignorer le rapport coût/efficacité. Il n’est plus question pour la Suède, dont la neutralité n’a plus guère de sens, de pratiquer la protection sociale soviétique “telle qu’elle aurait dû être”. Il lui reste en revanche l’atout de l’innovation pour la promotion sociale.
Encyclopédie Universelle. 2012.